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Lettre au petit prince

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« On ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Je me revois murmurer ces mots, penchée au dessus de ton lit, il y a déjà quelques années de cela maintenant. Comment pourrait-on seulement te décrire ? Tu étais tellement beau que tu n’avais pas l’air humain. Un petit menton pointu, des cheveux en bataille, une peau pâle quasi diaphane, de grands yeux bruns au milieu de cette minuscule frimousse. Tout en toi était d’une harmonie étrangère, presque imaginaire, tant tu ressemblais à un croquis de St Exupéry.

J’étais jeune externe et tu étais le premier bébé gravement malade que je rencontrais ; au sens de ces maladies dont on parle parfois à la télévision, celles qui n’ont pas de traitement.

Pourtant, à ta naissance, tu étais un beau bébé en pleine santé : 4,5 kgs à 39 SA. Mais un mois plus tard, c’est en t’examinant que j’ai appris à palper une hépatosplénomégalie chez un nourrisson. Et, un mois plus tard encore, c’est toujours en t’examinant que j’ai appris à reconnaitre une hypotonie axiale.

A dix mois de vie tu tenais à peine assis avec appui. C’était difficile, tu avais du retard sur les autres, certes, mais tu te battais bien. Tu conservais ce physique de petit prince : un être pur, tout juste descendu de son étoile, qui avait réussi à tous nous apprivoiser. Et il paraît que l’on ne connait vraiment bien que ceux que l’on apprivoise, du moins c’est ce qu’aurait dit un certain renard…

En te regardant, je m’attendais souvent à ce que d’une seconde à l’autre tu te mettes à parler pour me demander distinctement de te dessiner un mouton à l’arrière d’une feuille de scope. Limite je stressais déjà un peu parce que bon, voilà, les moutons c’est pas mon fort tu comprends. Un chat à la rigueur, mais alors un mouton…

Finalement, avis fut pris auprès des grands spécialistes. Ceux avec de grands titres, travaillant dans les grands services de pédiatrie bien notés qui sont dans les grands hôpitaux parisiens. Ils ont parlé d’une maladie bizarre, une drôle de bestiole. Encore une pathologie compliquée avec un nom propre étrange que je ne connaissais pas.

Qu’est-ce-que c’était encore que cette chose là ? Un parasite ? Un poux peut-être ? Ça ne pouvait pas être ce qui était décrit sur Orphanet. En vrai, je ne le croyais pas malade le petit prince, du moins il n’allait pas si mal que ça. Il ne présentait pas tous ces graves symptômes neurologiques qu’ils décrivaient. Ça devait être autre chose alors. Ils se trompaient. Ça arrive parfois non ? Même les meilleurs peuvent se tromper. Dans quelques temps il allait grandir le petit prince. Progresser. Et leur donner tort.

Bien sûr, il ne leur a jamais donné tort. J’étais là quand il a perdu la marche, puis la position assise. J’étais là quand ses parents ont disparus d’un jour à l’autre, injoignables, introuvables. J’étais là quand une famille d’accueil est venu le chercher, qu’il a pleuré, beaucoup, et que nous les externes nous étions cotisés pour lui offrir un doudou lapin brodé d’une rose qui l’a (un peu) consolé. J’étais là pour tout ça.

J’ai appris à dessiner des moutons, plein de moutons, dans des caisses et en liberté, des malades et des en bonne santé, des jeunes, des vieux, des avec ou sans muselières. Et puis ensuite je suis partie. C’est comme ça : un externe, ça s’en va ; ça ne reste jamais trop longtemps sur la même planète, et, surtout, ça ne s’attache pas.

Ça fait bien quatre ans que je n’avais plus pensé au petit prince d’autrefois. Et le voilà aujourd’hui qui ressurgit dans mes souvenirs, entre deux cuillerées de verrines au saumon, par le hasard d’une présentation labo sur un médicament génial qui révolutionne une maladie tragique, retardant la survenue des symptômes, augmentant l’espérance de vie des patients qui en souffrent. Pas n’importe quelle maladie, non. Une bestiole au nom bizarre, quelque chose de vraiment grave. La maladie du petit prince.

Tout à coup je mesure à quel point ce temps-là est désormais loin de moi. Je balaie la salle du regard, je fixe mes collègues un à un, et je me sens soudain comme le businessman qui possède cinq cent un million d’étoiles et qui perd son temps à les compter bêtement au lieu de les admirer simplement. Comme si tous dans cette salle nous passions à côté de l’essentiel, de l’invisible.

Plus personne ne m’a apprivoisée comme cela après mon petit prince. Où es-t-il aujourd’hui ? Est-ce-qu’il va bien ? S’est-il enfin trouvé une vraie famille, un vrai chez-soi? Et surtout, parle-t-il toujours à sa rose ? Il vaut mieux parfois ne pas savoir.

Je griffonne sur ma feuille de notes un mouton muselé, un nuage, un soleil et une rose, un renard aux oreilles trop pointues, un réverbère qu’il faudra éteindre tout à l’heure. En regardant mon croquis, j’essaye de me souvenir de la fin du livre, on ne sait jamais, c’est peut-être la même. Quelque part on ne sait où, un mouton a-t-il mangé une fleur ? Ça, c’est bien vrai, aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance



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